Imagine la culture demain |Arnaud Laporte, producteur de La Dispute et des Masterclasses, s'entretient aujourd’hui avec Olivier Mantei, directeur de l'Opéra-Comique.
Après un doctorat en musicologie à l’EHESS, Olivier Mantei devient administrateur du chœur de chambre Accentus que Laurence Equilbey vient alors de créer. Il fonde ensuite et préside la FEVIS (Fédération des Ensembles Vocaux et Instrumentaux Spécialisés), et devient producteur de spectacles et agents d’artistes. En 2000, il devient administrateur des Bouffes du Nord et de la compagnie de Peter Brook. En 2007, il devient directeur-adjoint, auprès de Jérôme Deschamps, de l’Opéra-Comique, dont il deviendra directeur en 2015. Entretemps, il est devenu copropriétaire des Bouffes du Nord, avec Olivier Poubelle.
A quoi pensez-vous ?
Olivier Mantei Je pense à la dernière création d'opéra que nous avons produite avant la fermeture des théâtres. Cette production s'est déroulée sur la scène d'un parking, je ne sais pas si vous vous en souvenez. C'était celui du Centre Pompidou, et il s'agissait de Fosse, de Franck Krawczyk, Christian Boltanski, Jean Kalman. C'était avant la pandémie - il n'en était pas encore question -, mais je me dis que cet événement aurait pu parfaitement trouver sa place pendant la pandémie. Des musiciens isolés les uns des autres, spatialisés, un public masqué, clairsemé, entrant un à un, et faisant le spectacle lui aussi. Toutes les mesures barrières de distanciation physique y auraient trouvé un sens, une beauté, même. Alors, on demande aux artistes aujourd'hui, dans le contexte de crise que nous traversons, de se réinventer, mais je pense que les artistes se réinventent toujours, et ce, depuis longtemps et d'une belle manière. Et ils n'attendent pas d'y être contraints.
Est ce qu'il y a des choses que vous avez décidé de ne plus faire ?
J'aimerais ne plus subir, ne plus attendre. Il faut dire que l'évolution favorable de la situation sanitaire m'y aide. Je peux rouvrir les lieux de spectacle dont je m'occupe, renouer un contact physique entre le public et les artistes, leur rappeler aussi que le monde virtuel, le monde numérique, peuvent créer d'autres barrières et d'autres distanciations que celles qui s'imposent à nous aujourd'hui. Je ressens un besoin d'actions, quelles que soient les contraintes, je pense que nous avons toujours quelque chose à faire, que ce soit à l'Opéra-Comique, aux Bouffes du Nord ou au Festival de l'Abbaye de Lessay que je lance le 17 juillet. Nous allons accueillir du public ces prochaines semaines sans compromettre, et ça c'est très important, l'intégrité des spectacles que nous présentons, c'est-à-dire ne rien perdre du sens, de la cohérence entre un espace, une acoustique, une proposition artistique et un public. Je pense qu'il faut réagir, mais ne rien faire au rabais.
Qu'est-ce que vous attendez des autres ?
J'attends des autres qu'ils m'aident justement à garder ce cap, à trouver des solutions économiques, sanitaires, artistiques. Qu'ils me disent aussi ce qu'ils attendent de moi, cette situation de crise m'oblige d'une certaine manière, et je pense aux artistes, aux équipes de production. Ce n'est pas facile, beaucoup ont vu leurs projets reportés, certains sont dans des situations délicates. Il faut se projeter sans laisser personne sur place. En fait, cette période nous contraint tous à plus de solidarité, de partage et d'échange. Finalement, je n'envisage pas mon métier de producteur autrement, je ne décide de rien et ne fait rien seul, avec ou sans virus.
Mais le temps d'une maison théâtre, et encore plus le temps d'une maison d'opéra, est très particulier. Est-ce que votre propre rapport au temps a changé ?
Oui, avant je manquais de temps et je me disais qu'il fallait que ça change. Maintenant, je manque toujours de temps et je me dis que ça ne changera pas. Je me sens d’une certaine manière allégé d'un poids. Au début du confinement on pensait tous au « nouveau monde » à inventer et vers la fin du confinement, on pensait tous à celui qu'on avait perdu. Mais d'une manière générale, je m'intéresse plus au temps qu'il me reste qu'à celui que nous avons perdu, et je pense qu'il va falloir être très rapide pour relever les défis environnementaux et sociétaux qui nous attendent.
Mais comment l'art et la culture peuvent s'inscrire dans ce temps qui est quand même nouveau ?
Je pense que si nous voulons que l'art et la culture apportent quelque chose au monde, quel qu'il soit, il faut que la création contemporaine retrouve sa place en musique, particulièrement, et à l'opéra surtout. Ce sont les œuvres d'aujourd'hui qui interrogent le mieux le monde d'aujourd'hui et celui de demain a fortiori. Mais on sent bien qu'il y a une rupture entre les compositeurs, le public et les commanditaires, enfin tous les intercesseurs, les organisateurs. Il n'y a pas de coupable, mais je pense qu'on est tous responsables. La paresse des uns, la frilosité des autres, la complexité des langages, l'isolement esthétique des compositeurs eux-mêmes, qui ont plus souvent écrit pour la postérité que pour leurs auditeurs. Les injonctions contradictoires de l'Etat, du ministère de la Culture, qui hésitent toujours entre démocratisation et culture élitiste. Ça fait 60 ans que ça dure, mais je pense que la création contemporaine est déjà vieille de plusieurs siècles et qu'il ne faut plus la craindre.
De quoi avez-vous peur ?
De la peur elle-même. Je redoute que nous soyons en ce moment comme une huître qui s'ouvre lentement, progressivement à la vie, à l'air, aux mouvements de moins en moins distanciés et qui, soudainement, brutalement, se referme à la première peur. Il suffit d'une alerte pour que nous nous confinions de nouveau, par peur.
Qu'est-ce que vous avez envie de partager aujourd'hui ?
J'ai pensé à un mot, celui que Peter Brook nous souffle à l'oreille depuis plusieurs mois maintenant, c'est le mot « résonance ». Je pense qu'on a tous besoin de vibration.
Quels sont vos projets à court terme ?
Ouvrir le festival de Lessay dans une belle abbaye, avec neuf concerts, des choeurs spatialisés, une jauge réduite, mais une jauge dans une abbaye, finalement, quand elle est réduite, on se sent mieux. On rêverait même d'être seul dans une abbaye avec les musiciens. Donc, ce qui fonctionne là ne fonctionne pas forcément dans une salle d'opéra où deux cents personnes dans une salle de 1200, c'est déprimant. Ce qu'on va faire aussi au mois de juin à l'Opéra-Comique, c'est qu'on va inverser la scène et la salle : on va installer la maîtrise populaire dans la salle, donc très spécialisée, très ouverte, très distanciée, et mettre un public plus restreint sur le plateau. Car 70 personnes sur un plateau, c'est magique, quand 200 personnes dans une salle de 1200, ça ne marche pas.
Olivier Mantei, le mardi 9 juin 2020
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