21 juillet 2022

Une Tempête de grâce souffle sur l’ouverture du Festival de Lessay

La 29e édition du Festival des Heures Musicales de l’Abbaye de Lessay s’ouvre sur un programme original concocté par le chef Simon-Pierre Bestion qui emmène La Tempête, l’ensemble qu’il dirige, pour une représentation en miroir des Stabat Mater de Scarlatti et de Dvořák.
La splendide et paisible abbaye de Lessay, fondée au XIe siècle, détruite et reconstruite à de nombreuses reprises tout en ayant préservé son architecture romane, accueille les Heures Musicales et fait de ce Festival, au-delà de la qualité de sa programmation, un lieu intime où la convivialité et l’échange ne sont pas de vains mots. Des rencontres humaines entre festivaliers, l’équipe organisatrice, les bénévoles et les artistes, font en effet de ce festival un rendez-vous unique, à taille humaine, dans un cadre estival idéal pour l’expression de la musique sacrée.
© HML
   Scarlatti et Dvořák dans le miroir de l’intime L’avis de tempête n’est pas météorologique, seule une bruine matinale est venue rafraîchir les cœurs et les esprits des festivaliers en ces temps de canicule. L’effet de saisissement est dû à Scarlatti et Dvořák qui, sur la volonté du chef Simon-Pierre Bestion, s’invitent en effet conjointement à la table du festival pour son ouverture, mais d’une façon bien singulière : leur Stabat Mater n’est en effet pas interprété l’un après l’autre mais enchevêtré ou lové, embrassés l’un dans l’autre. Et c’est cette (d)étonnante rencontre, par delà les esthétiques, qui contraint le miroir des siècles à faire dialoguer les deux œuvres. Le procédé a de quoi dérouter, ou pour le moins surprendre. Mais l’Ensemble La Tempête et leur chef charismatique, coutumiers de ce principe, savent accompagner le public par une savante scénographie dynamisant l’espace physique de la rencontre grâce à l’exploitation de la profondeur de la nef de l’abbaye et en variant leur position à l’intérieur de l’édifice (vaisseau et bas-côtés de la nef, transept, chœur). Spatialisés, et en plein accord avec l’histoire de la musique sacrée polyphonique, les jeux d’échos sonores interrogent et font se répondre une seule et même spiritualité. La rencontre se fait entre des formes musicales distinctes, s’appuyant sur des instruments caractéristiques de leurs époques (le luth chez Scarlatti, le piano forte chez Dvořák) qui sont autant de points de repères, parmi d’autres, pour le profane. Le sacré, lui, se charge de faire résonner une émotion qui n’a, à l’image du lieu, pas d’âge, et qui est de tous les instants, y compris du temps présent. La modernité de la programmation relève de cette approche qui ouvre des perspectives sans en fermer aucune.    L’énergie de La Tempête L’Ensemble La Tempête et leur chef, qui a une direction souple mais ferme, tantôt pressante, tantôt caressante, sont en pleine osmose. La plasticité et la précision des gestes manuels et plus globalement corporels de Simon-Pierre Bestion trouvent une correspondance directe dans l’expression des vingt choreutes (tradition des chœurs de l'Antiquité, la scénographie leur donnant ici une fonction narrative : celle de raconter autant que de chanter) et des vingt-et-un musiciens de l’orchestre, chef et exécutants étant placés dans un rapport de corps individuel à corps collectif pour ne former qu’un seul et même organe sonore. Les cordes (vocales et celles de l’orchestre) trouvent par exemple un point d’équilibre millimétré sur Cujus animam de Scarlatti. C’est de cette particularité que naît l’énergie de La Tempête dont l’œil est bien Simon-Pierre Bestion, qui joue justement beaucoup des yeux et des sourcils pour insuffler ses intentions auprès de ses souffleurs inspirés et d’instrumentistes dociles. Certaines notes finales sont exécutées de façon parfaitement synchrone (Fac ut portemDvořák) quand d’autres sont toutefois moins proprement réalisées (Eja Mater de Dvořák où les cordes laissent entendre un léger flottement). Si les instrumentistes ressentent l’attention particulière qui leur est portée par ce chef très attentionné et interventionniste, les chanteurs solistes sont invités à se désolidariser momentanément de leur groupe pour faire voix, voix désincarnée cette fois-ci, musicalité pure dans l’expression de la douleur maternelle de perdre un fils (Stabat Mater en latin, qui ouvre chacune des deux compositions et leur donne leur titre).
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La soprano Amélie Raison s’illustre particulièrement dans ce rôle céleste de martyr, tant le caractère cristallin, acéré et sibyllin de sa voix touche à l’éternité du mystère de la foi. Les intentions vocales sont, d’entrée, agiles, d’une douceur éthérée et d’une clarté azuréenne qui envahit sans difficulté la hauteur des voûtes sur croisée d’ogive de l’abbaye (les premières de l’Europe romane). Cette voix suspendue dans l’apesanteur, soutenue par une articulation optimale, se marie ou alterne avec celle, plus terrestre mais plus charnelle, d’Aline Quentin (alto). Sa voix est profonde et charpentée comme l’abbatiale dans laquelle elle se trouve, elle est la générosité incarnée, une générosité empreinte de douceur laineuse mais aussi d’éloquents élans boisés, le volume pouvant se diffuser avec force et l’amplitude de l’ambitus renforçant le caractère complexe d’un timbre très homogène dans sa palette mordorée. Édouard Monjanel est un ténor solide dont la capacité expressive est notable. L’articulation est ouverte et franche. La couleur brillante et le verni du timbre attirent l’attention, la chaleur qui s’en dégage laisse une impression de facilité à poser le souffle juste et nécessaire, sans excès mais sans économie de style non plus car les projections séduisent par leur caractère enjolivé et ourlé, parfois cotonneux ou soyeux. Florent Martin, une fois sa voix de basse chauffée, retrouve les rondeurs vocales qui sont les siennes après quelques interventions manquant d’assise dans les notes les plus graves (sur Qui est homo de Dvořák). Les hauts et bas médiums sont toutefois agréablement pleins, gras et charnus, le volume s’amplifie au fur et à mesure de la représentation et les projections s’en ressentent positivement. La fin de ce spectacle de haute tenue est accueillie par le recueillement, l’abnégation et la grâce d’un long silence qui flotte interminablement dans l’air avant qu’une tempête d’applaudissements ne vienne récompenser la performance qui restera comme une madeleine de Proust dans les mémoires des festivaliers, madeleines que précisément ceux-ci sont ravis de partager un verre de cidre à la main avec les artistes qu’ils viennent d’acclamer.
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