APOTHÉOSES
DEBUSSY | RAVEL | WAGNER | MILHAUD | MOUSSORGSKY
- CLAUDE DEBUSSY (1862-1918)
- L’Isle Joyeuse (orch. originale Clément Mao-Takacs)
- RICHARD WAGNER (1813-1883)
- Extrait de Tannhäuser (arr. Vincent Buffin)
- « Ditch teure Halle… » (Elisabeth – Acte II)
- Extrait de Tannhäuser (arr. Vincent Buffin)
- MAURICE RAVEL (1875-1937)
- Deux Mélodies Hébraïques (orch. originale Clément Mao-Takacs)
- Kaddish
- L’énigme éternelle
- Deux Mélodies Hébraïques (orch. originale Clément Mao-Takacs)
- MANUEL DE FALLE (1876-1946)
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- Extrait de El amor brujo (arr. Clément Mao-Takacs)
- Danza ritual del fuego
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- DARIUS MILHAUD (1892-1974)
- Extrait de Connaissance de l’Est (orch. originale Clément Mao-Takacs)
- Dissolution
- Extrait de Connaissance de l’Est (orch. originale Clément Mao-Takacs)
- MAURICE RAVEL (1875-1937)
- Ma Mère l’Oye
- Pavane de la Belle au bois dormant
- Le Petit Poucet
- Laideronette, Impératrice des pagodes
- Dialogue de la Belle et la Bête
- Le Jardin Féérique
- Ma Mère l’Oye
- RICHARD WAGNER (1813-1883)
- Isolden’s Liebestod de Tristan und Isolde (arr. Clément Mao-Takacs)
- MODESTE MOUSSORGSKY (1839-1881)
- Extraits des Tableaux d’une exposition (arr. Vincent Buffin)
- Baba-Yaga
- La Grande porte de Kiev
- Extraits des Tableaux d’une exposition (arr. Vincent Buffin)
42 musiciens
Durée 70 min
Apothéoses
On dit « apothéose », et chacun entend un autre mot : climax, acmé, gloire, divinisation, triomphe, exaltation… L’un y voit un avènement, l’autre une conclusion. L’apothéose est d’abord le passage d’un état à un autre. Dans la Grèce Antique, c’était la réception d’un homme ou d’un héros parmi les dieux, parfois même l’accession au rang divin. Le mot désigne d’abord un changement, un basculement, d’un mouvement vers quelque chose de supérieur, un « au-delà » : un pied ici et l’autre là, entre la terre et le ciel, l’humain et le divin, l’apothéose est le lieu d’une métamorphose – ainsi la Bête se mue-elle chez Ravel en prince de conte de fées…
Or ce passage se faisait dans l’Antiquité par décision de la communauté, et, à de très rares exceptions près, toujours post-mortem. L’apothéose aurait donc aussi à voir avec ce passage de vie à trépas : elle signale la fin d’un temps, celui de l’existence humaine, et l’entrée dans un autre espace/temps, infini. On ne décide pas soi-même de sa propre apothéose, pas plus qu’on ne peut en être le spectateur béat : c’est un autre ou une collectivité qui signe et signale l’apothéose d’un être qui n’est plus. Si, selon le mot de Malraux, « la tragédie de la mort est en ceci qu’elle transforme la vie en destin », l’apothéose est le marqueur de cette destinée.
Si l’on ne choisit pas sa propre apothéose, il peut être cependant donné à l’élu.e de la pressentir : Elisabeth – dont le nom parle étymologiquement d’une promesse, d’un serment entre avec le divin – ne chante-t-elle pas dans cet air étrange le processus même de l’apothéose, la transformation, la sanctification, la divinisation à venir d’un lieu par une présence aimée/aimante –dans un parallèle troublant entre la salle et son propre corps, réanimés par un souffle poético-musical où il n’est pas interdit de lire une possible métaphore de la shekhinah ou de l’esprit saint ? Son euphorie, son enthousiasme (au sens premier du terme) semblent nous indiquer que l’apothéose est joie : son mystère n’exclut pas une forme d’accomplissement et de félicité. C’est le moment et le lieu d’une communion avec les éléments, le possible retour à une unité originelle : Debussy, réunit dans L’Isle Joyeuse tous les souffles marins autour de cette pièce de terre sise au milieu des eaux, image d’un Paradis retrouvé, d’un Jardin Féérique (Ravel).
Mais pour que ce retour vers la joie s’accomplisse, quelque chose ou quelqu’un doit mourir, être quitté ou abandonné : toute apothéose suppose une cessation et le deuil de ce qui fut. Il y a une dimension funèbre dans l’apothéose, qui célèbre une disparition – on songe à ces enlèvements, ces ravissements de saints ou de prophètes (Élie, Moïse) dont le corps terrestre disparaît soudain pour laisser seulement place au souvenir d’une figure. Isolde chante le blason du corps de Tristan, déroule son incantation en volutes sensuelles pour mieux franchir les portes de la vie et de la mort, effaçant les traces tangibles, les vains combats, les difficultés passées, et laisser place à l’apparition et l’exaltation d’un double corps glorieux, à l’essence d’une action ou d’une histoire nimbée d’un halo diffus. De même les œuvres laissent place à l’Œuvre : ainsi La Valse de Ravel est-elle un tombeau resplendissant : une valse qui contient toutes les valses, la quintessence d’un genre et d’une époque, la célébration d’un monde qui disparaît ou a disparu, et qui accède ainsi à une forme d’immortalité et d’éternité.
Car l’apothéose est l’ouverture d’un autre monde, l’entrée dans quelque chose qui ne se résout pas – un excès de son, un excès de gloire, un excès de lumière. L’apothéose nous fait entrer dans un temps qui est infini. Qu’il s’agisse de la répétition d’un thème, d’un accord, d’une sonorité (Moussorgski, La Grande Porte de Kiev) ou d’une cellule comme un mantra (Ravel, L’énigme éternelle), elle est un moment de suspension, dont seule l’itération musicale peut donner une idée. L’apothéose nous invite à abandonner le Connu pour entrer dans l’Inconnu, comme Le Petit Poucet. Nous flottons dans un espace/temps autre, qui n’est pas exempt de nostalgie et du lointain souvenir de ce qui fut – l’enfance, la souffrance, l’amour (Milhaud, Dissolution) – ; mais il nous faut accepter, une fois ce seuil franchi, que nous entrons désormais dans le domaine de l’Ineffable.
Clément Mao-Takacs
Photo © Vasco Pretobranco 2019